Rédaction : Thibault Hingray, Clémence Ricochon, Chargés de mission scientifique au Conservatoire d’espaces naturels de Lorraine
Relecture : Francis Muller, Vice-Président du Conservatoire d’espaces naturels de Lorraine
Les tourbières dans le contexte vosgien
Le massif des Vosges, dans le département des Vosges
Le massif des Vosges est un massif de moyenne montagne qui culmine à 1 424 m d’altitude au Grand Ballon. Il se trouve dans le nord-est de la France sur deux régions administratives, le Grand Est et la Bourgogne-Franche-Comté. Il est apparu à la suite de l’effondrement rhénan et de l’orogénèse alpine. Cette histoire géologique explique le modelé particulier des Vosges avec des pentes douces et des sommets arrondis sur son versant ouest et des pentes raides et falaises sur le versant est, ainsi que la présence du massif voisin de la Forêt-Noire côté allemand, de l’autre côté du rift de la plaine du Rhin.
Il est constitué de divers grès et de granite. Trois grandes entités géologiques se distinguent : les Vosges du Nord (basses montagnes gréseuses), les Vosges moyennes gréseuses et les Vosges cristallines dans la partie Sud.
Le programme de restauration « Mission Nature » de restauration de tourbières, porté par le Conservatoire d’espaces naturels de Lorraine, se concentre sur le département des Vosges. Ce dernier se trouve majoritairement sur la partie cristalline du massif. La diversité du substrat géologique est hétérogène mais conduit à la mise en place de sols acides sur l’ensemble du massif.
Le modelé actuel du massif a été fortement affecté par les deux dernières glaciations. Les indices de présence de ces glaciers sont encore visibles avec les moraines du lac de Gérardmer, du Beillard ou encore les vallées en auge comme celle du Valtin. De nombreuses dépressions ont été créées dans le substrat granitique par le retrait des glaciers et les moraines et verrous ont permis à des lacs d’origine glaciaire de se mettre en place à la suite de la dernière glaciation. Ces derniers ont initié de nombreuses tourbières, même si l’origine des zones tourbeuses vosgiennes est plus diversifiée.
Ces tourbières sont dites acides, la plupart ayant connu une phase d’ombrotrophie dans leur développement qui a permis une forte accumulation de tourbe, notamment à l’holocène et la formation de dômes tourbeux caractéristiques, en particulier celui de la Ténine (La Bresse, 88), un des derniers encore existants. Cette phase de croissance est reconnue dans le profil de sondage réalisé au carottier à sédiment par la présence d’horizons de tourbe fibrique constitués principalement de sphaignes (Sphagnum fuscum, Sphagnum medium, Sphagnum capillifolium/rubellum) et de linaigrettes (Eriophorum spp).
L’action du Conservatoire d’espaces naturels de Lorraine
Toutes les tourbières vosgiennes[1] ont connu une phase de perturbation d’origine anthropique dans leur histoire récente. Les principales perturbations ont été le pâturage depuis des siècles, dans un massif où les principales zones ouvertes devaient être les zones tourbeuses à l’arrivée de l’Homme dans les Vosges. Depuis le XVIIIème siècle, l’exploitation de la tourbe a d’abord été liée à la présence de fermes, localement nommées marcairies, qui utilisaient cette ressource pour se chauffer. Cependant, depuis le XIXème siècle, cette pratique s’est industrialisée (pour le chauffage puis l’horticulture…) ayant pour conséquences l’arasement et la disparition de nombreuses zones tourbeuses.
Elle s’est assez rapidement arrêtée à la suite de la Deuxième Guerre Mondiale. Les zones tourbeuses ont alors été considérées comme non productives et drainées pour l’agriculture et, surtout dans le massif, la sylviculture résineuse. Ces perturbations anthropiques ont entraîné des conséquences certaines sur l’état de conservation et sur les fonctionnalités de ces milieux.
Depuis plus de 20 ans, le Conservatoire a fait de la maitrise foncière des tourbières acides dans le massif vosgien une priorité, avec comme objectif de préserver la fonctionnalité des hauts-marais acides ou de les restaurer le cas échéant. Cette maitrise foncière s’est réalisée sur les sites les plus patrimoniaux référencés dans les ZNIEFF et ENS. Cette protection active a été complétée par celles apportées par les sites du réseau Natura 2000, les Réserves Naturelles et les réserves biologiques.
Malgré toutes ces données et ces outils de protection, beaucoup d’entre elles ne possèdent que le régime forestier comme protection et les dommages se poursuivent sur les sites non protégés (56 % des tourbières), notamment sur les plus dégradées, qui ont déjà perdu une partie de leurs espèces patrimoniales.
Dans le cadre de ses missions, le Conservatoire a rédigé un plan de gestion sur chaque tourbière qu’il protège. Il a également rédigé la plupart des Documents d’Objectifs des sites Natura 2000 tourbeux du massif et des deux réserves naturelles dont il est gestionnaire.
Bien que certaines tourbières à forte valeur patrimoniale restent encore à préserver, le changement climatique, et les complications qu’il apporte avec lui sur ces écosystèmes dégradés, poussent le Conservatoire à proposer un projet de restauration dès à présent sur une partie de son réseau de tourbières. Il existe une réelle urgence à agir sur ces écosystèmes, la moyenne montagne étant un étage particulièrement sensible au réchauffement climatique.
Vers une connaissance de plus en plus exhaustive
Pour imaginer la poursuite de l’action du Conservatoire en matière de préservation des tourbières, mais également des programmes de restauration à l’échelle des territoires, il est nécessaire de bien connaitre ces écosystèmes à des échelles très fines. Dans le département des Vosges, le Conservatoire d’espaces naturels de Lorraine a initié depuis plus de 25 ans un inventaire de ces zones sur le massif éponyme. Une première connaissance partielle des entités tourbeuses avait été permise par l’inventaire des Mines en 1949[1] ou encore par celui du Service de l’Observation et des Statistiques sur les massifs à tourbières en 2013[2].
Dès 2021, le Conservatoire a lancé une étude d’amélioration de la connaissance de la répartition des tourbières sur un territoire bien délimité : le massif des Vosges sur son versant lorrain, dans le département 88.
En 2024, les tourbières validées sont au nombre de 339 entités sur une surface totale de 1 064,6 ha, presque deux fois la surface du ban communal de la Commune d’Épinal, chef-lieu du département des Vosges, pour une répartition médiane de 1,1 ha.
Depuis 1940, une partie des tourbières a disparu alors que cette date marque la fin de l’exploitation de cette ressource dans le massif des Vosges. L’analyse des lieux-dits démontre l’omniprésence des tourbières dans la toponymie sans indice visible d’écosystèmes tourbeux en 2024. La disparition de ces écosystèmes depuis plus de 200 ans est difficilement quantifiable mais est vraisemblablement bien supérieure aux 13 % de disparition mis en évidence par rapport à l’échantillon des Mines de 1949.
[1] « Les tourbières françaises », Ministère de l’industrie et du commerce, 1949
[2] https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/sites/default/files/2019-01/documents-de-travail-11-fiches-descriptives-de-massifs-a-tourbieres-de-france-metropolitaine-mars2013.pdf
De la préservation à la restauration
Jusque dans les années 2000, le climat vosgien a permis de maintenir sous perfusion le fonctionnement de ces écosystèmes affectés par l’exploitation historique de la tourbe, le drainage et le pâturage.
Cependant, les premières sondes piézométriques installées par le Conservatoire sur les tourbières vosgiennes mettent en avant des descentes de nappes très importantes (– 70 cm le 14/08/2022 sur la Tourbière des Charmes, Rupt/Moselle, Vosges, et -70 cm sur le 21/09/2020 sur la tourbière des Feignes-sous-Vologne, La Bresse, Vosges).
Les conséquences du changement climatique, couplées aux perturbations anthropiques, ne permettent plus d’imaginer un maintien des fonctionnalités de ces milieux : stockage d’eau et soutien d’étiage, captation du carbone atmosphérique par ces écosystèmes, support de biodiversité, …
Dans le cadre de la mise en œuvre des plans de gestion des sites depuis plus de 20 ans, des travaux de restauration ont été réalisés pour pallier les problèmes fonctionnels rencontrés, et fortement impactant (barrages, bouchages de drain, coupes d’épicéas).
Depuis, ces ouvrages sont devenus obsolètes par rapport à la thématique et aux techniques développées par les spécialistes suisses et franc-comtois ces dernières années. Bien qu’ayant permis, temporairement et localement, de rehausser le niveau de nappe et d’améliorer les conditions édaphiques, la mise en œuvre de ces travaux ne s’est alors pas appuyée sur des études fonctionnelles suffisamment précises ou sur des techniques bénéficiant d’un recul suffisant. Le projet de restauration des tourbières des Vosges est donc un projet riche de plusieurs années de réflexion chez les acteurs du territoire.
Mission Nature
Le succès récent des programmes de restauration des tourbières en France et en particulier sur le massif du Jura a permis d’imaginer un programme analogue dans le massif des Vosges, en s’appuyant sur la dynamique déjà engagée par le Conservatoire sur le département des Vosges.
Le lancement d’un appel à projets de l’Office Français de la Biodiversité (AAP « Restauration écologique ») a été l’occasion de soumettre un premier projet de territoire ayant pour objectif de restaurer les fonctionnalités de tourbières dégradées. Ce projet a été désigné lauréat[1] de l’appel à projets en 2023, dont le financement est assuré par « Mission Nature[2] », un partenariat entre l’OFB et la Française des Jeux. Depuis, le projet a également reçu le soutien du Fonds de Compensation Carbone d’EDF ainsi que du Conseil départemental des Vosges.
Ce premier volet consiste à mettre en œuvre des travaux de restauration fonctionnelle sur un premier jet de tourbières. Cinq tourbières (1/10 des tourbières protégées par le Conservatoire dans le département des Vosges) ont donc été sélectionnées sur les critères suivants : maitrise foncière forte des sites (propriété du Conservatoire ou bail emphytéotique), plan de gestion Conservatoire, puissance importante de tourbe, possibilités de restauration déjà en partie étudiées par les suivis écologiques des tourbières acides du Conservatoire et de ses partenaires, répartition géographique cohérente par rapport à la diversité des tourbières dans le département des Vosges.
Les sites sont :
- Tourbière des Feignes-sous-Vologne à La Bresse ; 955 m d’altitude ; 2.6 ha de zones tourbeuses pré-identifiées ; 6 mètres de puissance de tourbe maximum ;
- Tourbière de Martimpré à Gerbépal ; 797 m d’altitude ; 6.7 ha de zones tourbeuses pré-identifiées ; 4 mètres de puissance de tourbe maximum ;
- Tourbière de Jemnaufaing à Rochesson ; 999 m d’altitude ; 5.5 ha de zones tourbeuses pré-identifiées ; 10 mètres de puissance de tourbe maximum ;
- Tourbière de la Demoiselle à Saint Nabord ; 544 m d’altitude ; 6.1 ha de zones tourbeuses pré-identifiées ; 1,5 mètres de puissance de tourbe maximum ;
- Tourbière de la Pierrache à Bellefontaine ; 577 m d’altitude ; 54.8 ha de zones tourbeuses pré-identifiées ; 1,5 mètres de puissance de tourbe maximum.
[1] https://missionnature.fr/restauration-des-tourbieres-des-vosges
[2] Avec le soutien financier de l’Office français de la biodiversité, de la Française des jeux et de Mission nature”
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Les actions prévues et le calendrier
La démarche d’intervention suit une logique simple :
- Description de l’état initial (données déjà existantes dans les plans de gestion des sites),
- Etude fonctionnelle (données en partie existantes dans les plans de gestion et les rapports de suivis écologiques du Conservatoire),
- Définition des travaux et étude de dimensionnement (données en partie existantes dans les rapports de suivis écologiques du Conservatoire),
- Rédaction d’un CCTP pour les travaux externalisés, ou d’une notice de travaux pour ceux réalisés en régie,
- Mise œuvre des travaux, en sous-traitance ou en régie,
- En parallèle, suivi piézométrique avant/après travaux et études spécifiques aux sites (compléments de sondages topographiques et pédologiques, cartographie des espèces protégées pour l’accès aux sites et la mise en œuvre des travaux, cartographie des habitats),
- Etat final (Renouvellement de cartographie des unités écologiques, des espèces patrimoniales et renouvellement des transects de suivi) lors du renouvellement du plan de gestion (hors appel à projet).
L’objectif étant d’être le plus opérationnel possible, l’utilisation des techniques et protocoles déjà existants, qui ont déjà fait leur preuve récemment sur d’autres massifs à tourbières (Jura, Massif central, Hautes-Fagnes, Forêt-Noire) a été privilégiée pour gagner en efficacité.
Aussi, parmi les types de travaux envisagés, sont prévus la mise en place de barrages et bouchons sur des exutoires de tourbières, sur des fossés drainants encore très actifs, l’abattage de résineux, ou encore l’étrépage et le décapage de zones tourbeuses dégradées pour retrouver un niveau de nappe affleurant.
Toutefois, deux sites font l’objet de travaux spécifiques, innovants à l’échelle du massif vosgien, et visent à initier des dynamiques de colonisation végétale sur des étangs, et à resserrer les berges afin de recréer un écoulement :
- Sur l’étang de Martimpré, plan d’eau résultant d’une fosse d’exploitation :
- 4 zones de décapage de tourbe dégradée sont pré-identifiées. Sur ces zones, les épicéas ont été abattus, et les rémanents seront utilisés pour le comblement partiel de la queue d’étang, ainsi que pour la création de piquets ;
- La tourbe minéralisée décapée servira à la création de hauts-fonds dans l’étang, et sera retenue par du filet géotextile ;
- Par ailleurs, des gros sujets d’épicéas déjà abattus seront couchés dans l’étang et serviront pour la mise en place de radeaux végétalisés, créés par la mise en place de filet géotextile et par le transplant d’espèces ingénieures telles que le Trèfle d’eau ou la Potentille des marais.
- Sur l’étang des Feignes-sous-Vologne, plan d’eau résultant de la création d’une digue dans les années 1950, et sous réserve d’une étude de dimensionnement plus approfondie à venir en 2025 :
- La digue en très mauvais état et percluse de fuites sera réimperméabilisée pour maintenir l’eau dans le système tourbeux ;
- Un ou deux dômes tourbeux, aujourd’hui totalement dégradés, seront arasés pour retrouver un niveau affleurant la nappe d’eau ;
- La tourbe sera injectée dans le plan d’eau et contre la digue pour resserrer les berges du cours d’eau qui traverse la tourbière ;
- Comme à Martimpré, cette création de hauts-fonds doit permettre la réinstallation d’une végétation visant à refermer progressivement l’étang ;
- Enfin, des fossés drainants dont l’effet s’observe toujours, seront obstrués.
Les travaux sont prévus en 2025 sur La Demoiselle, Jemnaufaing et Martimpré, et en 2026 sur la Pierrache et les Feignes-sous-Vologne.
Illustrations : Projets de travaux de restauration des tourbières de Martimpré et des Feignes-sous-Vologne. Crédits : Charly Janot
Vers un programme à large échelle
En parallèle de l’animation de projet sensu stricto, l’idée est d’animer/renforcer le réseau d’acteurs régional (ONF, CEN BFC, CEN Alsace, PNR des Ballons des Vosges PNR des Vosges du Nord) en lien avec le Pôle-Relai Tourbières pour que cet appel à projet soit la première étape d’une dynamique de restauration de ces écosystèmes sur les moyen et long termes déclinée sur l’ensemble du massif des Vosges.
En ce qui concerne la partie franc-comtoise du massif, des inventaires systématiques ont été réalisés dans les années 1990, puis entre 2017 et 2019 dans le cadre du Plan d’action en faveur des tourbières des Franche-Comté 2016-2025 (Moncorgé et Gisbert, 2016). On y recense environ 280 tourbières qui occupent une surface estimée à 238 ha (sur la base d’une épaisseur minimale de tourbe de 40 cm).
Sur le versant alsacien ou encore dans les Vosges du Nord, l’exercice d’inventaire reste à conduire ou finaliser, même si plusieurs tourbières sont d’ores et déjà bien identifiées et étudiées (Hautes Vosges alsaciennes, Tourbières du pays de Bitche, Sewen, Champ-du-Feu, …)
Compte tenu des données accumulées sur la distribution et la connaissance de ces écosystèmes dans le massif des Vosges, il est donc possible d’imaginer un projet de réhabilitation des tourbières de grande envergure, dont l’armature reposerait sur un programme européen LIFE, avec un dépôt envisagé en septembre 2025, sur la base des exemples français (Tourbières du Jura, Anthropofens, …) ou encore européens (LIFE for Mires en Tchéquie et Allemagne, MooReKa en Allemagne, les LIFE successifs sur l‘Ardenne et les Hautes-Fagnes belges…).Le colloque international du LIFE climat Tourbières du Jura de mai 2024 l’a mise en avant, le projet Mission Nature et le projet de LIFE sur le massif vosgien l’illustre : une dynamique internationale en faveur de la restauration fonctionnelle des tourbières acides de moyenne montagne d’Europe occidentale est belle est bien engagée.